samedi 6 avril 2019

Haïti : comment la liberté fut arrachée par le feu et par le sang

En 1791, les échos de la Déclaration des droits de l’homme retentissent jusqu’aux Antilles. Partout, les esclaves se soulèvent. Mais à Saint-Domingue, riche possession française, la rébellion prend des allures de révolution. Guidés par Toussaint Louverture, ces hommes et ces femmes asservis vont renverser l’ordre colonial et fonder, en 1804, la première république noire au monde.

Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, quelque 15 000 esclaves noirs équipés d’armes rudimentaires se soulèvent dans le nord de Saint-Domingue. Ils déferlent sur les plantations, mettent le feu aux habitations, aux granges, aux champs. Des centaines de colons français sont massacrés. En quelques heures, les riches exploitations de la «perle des Antilles» ne sont plus que ruines. Deux hommes ont pris la tête de la révolte, Jean-François Papillon, qui s’est proclamé général, et Georges Biassou, son lieutenant. Un troisième personnage, Toussaint Bréda, qui ne se fait pas encore appeler Louverture, reste dans l’ombre. Réputé pour ses talents de guérisseur, il se contente de soigner les blessés dans les rangs des insurgés. 

Saint-Domingue, la plus prospère des colonies françaises 

Quand deux ans plus tôt éclate à Paris la Révolution de 1789, Saint-Domingue – elle ne prendra le nom d’Haïti qu’à l’indépendance –, sur la partie occidentale de l’île espagnole d’Hispaniola, est la plus prospère des colonies françaises : à elle seule, elle fournit les trois quarts du sucre de canne produit dans les Antilles françaises. 
Trois communautés cohabitent depuis un siècle sur ce territoire perdu de la mer des Caraïbes que les bateaux mettent alors plus d’un mois à rallier depuis la métropole. En haut de l’échelle sociale, les 36 000 Blancs se partagent entre grands propriétaires terriens, administrateurs, militaires et négociants. En dessous, 40 000 à 60 000 «libres de couleur», les mulâtres – des petits propriétaires, des boutiquiers et des artisans – forment une classe moyenne qui a théoriquement les mêmes droits que les Blancs, mais qui est exclue des charges publiques. En bas de cette pyramide se trouvent plus de 500 000 «nègres», comme on dit alors, des esclaves achetés ou capturés en Afrique, toujours régis par le Code noir de Colbert (1685). Ils travaillent dans les plantations de canne à sucre, de cacao, de café et d’indigo qui font la richesse de l’île. Les plus privilégiés servent comme domestiques chez les Blancs. Enfin, une minorité d’entre eux, les Noirs libres, affranchis par leurs maîtres, jouissent, du moins en théorie, des mêmes droits que les Blancs et les mulâtres. 
Au sein de cette société essentiellement raciste, les Noirs n’ont pas attendu la prise de la Bastille pour avoir des velléités de révolte. En 1758, un soulèvement avait déjà été réprimé dans le sang. Mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en proclamant que «les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits», a fait souffler un vent d’espoir chez un grand nombre d’esclaves. En revanche, elle se heurte à l’hostilité des planteurs. «Selon les colons, refuser l’esclavage, c’est refuser les colonies», rappelle Yves Benot dans son essai, La Révolution française et la fin des colonies, 1789-1794 (éd. La Découverte). Quant aux mulâtres, ils en profitent pour revendiquer les mêmes droits civiques que les Blancs. A l’automne 1790, l’un des leurs, Vincent Ogé, prend les armes et marche sur Cap-Français, le grand port de la côte nord, à la tête d’une troupe d’insurgés. Arrêté, il est condamné à mort et au supplice de la roue. 

A Paris, l’Assemblée nationale a du mal à affronter la question coloniale 

Le problème est complexe. Comment proclamer l’égalité des hommes et des citoyens sans abolir l’esclavage ? Et comment mettre fin à cette pratique barbare sans ruiner l’économie de l’île ? La Société des amis des Noirs, fondée en 1788, et les députés anti-esclavagistes, notamment Brissot, l’abbé Grégoire et Condorcet, sont partisans d’une abolition pure et simple. Leurs opposants, menés par les grands colons du Club de Massiac et les représentants des grands ports français (Bordeaux, La Rochelle et Nantes) qui tirent leurs richesses du commerce avec les colonies, prêchent le maintien du statu quo. Un décret de Louis XVI et de l’Assemblée nationale tente d’adoucir la condition des esclaves en augmentant leur temps de repos hebdomadaire. Mais il restera lettre morte, les colons refusant de l’appliquer. 

La grande insurrection des esclaves éclate en août 1791

C’est dans ce contexte qu’éclate, en août 1791, la grande insurrection des esclaves dans le nord de l’île. S’agit-il d’une révolte spontanée, dont l’étincelle aurait été la cérémonie du Bois-Caïman – un rassemblement vaudou qui, dans la nuit du 14 août, a embrasé les plaines ? S’agit-il d’un mouvement structuré ? Et, dans la seconde hypothèse, la plus vraisemblable, quel rôle Toussaint Bréda a-t-il joué dans sa préparation ? 

Toussaint Bréda, un ancien esclave

Cet ancien esclave tient son nom de l’exploitation de Bréda, au Haut-Cap, à laquelle il appartenait. Né en 1743 à Saint-Domingue d’un père originaire du royaume du Dahomey (l’actuelle République du Bénin), cet homme âgé de 48 ans, petit, chétif, qui revendique une ascendance princière, est surnommé Fatras-bâton, «le contrefait» ou «le malingre» en créole. La première partie de sa vie est mal connue. «D’une dévotion bigote, instruit, dit-on, par son parrain, un vieux Noir libre formé par les jésuites qui lui aurait appris à lire et à écrire, il gagne rapidement la confiance du gérant Bayon de Libertat qui en fait son cocher puis l’affranchit en 1776», résume l’historien Jacques de Cauna dans son livre Toussaint Louverture, le grand précurseur (éd. Sud-Ouest). Marié, père d’une famille nombreuse, Toussaintpossède une petite plantation de café sur laquelle il fait travailler une douzaine d’esclaves. Parmi ceux-ci, un certain Jean-Jacques Dessalines qui deviendra son fidèle lieutenant. 
Plus de deux siècles après ce soulèvement qui symbolise encore aujourd’hui l’émancipation des Noirs contre le pouvoir des Blancs esclavagistes, les historiens restent divisés sur le personnage. Jacques de Cuna, dans l’ouvrage cité plus haut, présente le «Napoléon noir» comme l’instigateur de la rébellion. Pierre Pluchon, dans son livre Toussaint Louverture (éd. Fayard), dessine le portrait d’un affranchi attaché à ses privilèges qui se serait rallié à la cause de ses frères noirs davantage par opportunisme, pour préserver ses intérêts, que par conviction politique. Difficile de trancher tant la personnalité de cet homme, confondu avec sa légende – le «nègre vengeur du Nouveau Monde» annoncé par l’écrivain des Lumières Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) ou le «Spartacus noir» que Diderot appelait de ses vœux – reste difficile à cerner. 

La république est proclamée le 21 septembre 1792

Au lendemain de l’insurrection, les Noirs ont pris le contrôle des campagnes, tandis que les Blancs et les mulâtres se sont réfugiés dans les villes. La colonie est au bord de la guerre civile. L’Assemblée législative, que les nouvelles en provenance de l’île inquiètent, envoie trois commissaires, dont Léger-Félicité Sonthonax, un avocat anti-esclavagiste convaincu, avec pour mission d’y rétablir l’ordre. La proclamation de la république, le 21 septembre 1792, puis l’exécution de Louis XVI, en janvier 1793, changent la donne. Sympathisants monarchistes, les meneurs de l’insurrection de 1791, Jean-François Papillon et Georges Biassou, se réfugient dans la partie espagnole de Saint-Domingue avec 3 000 à 4 000 Noirs. Ils sont couverts d’honneurs et de titres pompeux par les Espagnols qui, voyant là une opportunité de mettre les Français en difficulté, ont soutenu en sous-main leur soulèvement. Toussaint Bréda, devenu l’adjoint de Biassou, est nommé colonel, puis lieutenant-général. Il troque alors son nom de Bréda contre celui de Louverture qui, selon l’explication la plus répandue, ferait référence à sa faculté d’ouvrir des brèches dans les rangs de ses adversaires. 
Le médecin des insurgés révèle d’étonnantes qualités militaires. Il organise et discipline l’armée noire qui grossit avec l’arrivée continuelle d’esclaves en fuite. Il ne perd pas pour autant de vue l’évolution de la situation dans la partie française de l’île. Le 29 août 1793, Sonthonax, dans l’espoir de rallier les Noirs à la république, crée la surprise en proclamant l’abolition de l’esclavage dans la colonie. La mesure provoque l’hostilité d’une majorité de Blancs et de mulâtres sans faire pour autant l’unanimité chez les Noirs, dont beaucoup redoutent que cette liberté théorique ne se transforme en travail forcé. Toussaint Louverture, dont les relations avec Biassou et les autorités espagnoles se sont dégradées, comprend-il qu’il a une carte à jouer ? Le 15 mai 1794, accompagné de ses principaux lieutenants, dont Dessalines, son ancien esclave, le chef noir annonce son ralliement à la république. Il rentre à Saint-Domingue à la tête d’une troupe de 4 000 hommes. 

Toussaint Louverture est nommé commandant en chef de l’île

L’île est en proie au chaos. Les mulâtres règnent principalement dans le Sud, les Noirs dans le Nord et le Nord-Ouest, tandis que les Anglais, avec l’appui de certains colons, occupent plusieurs ports du Sud-Ouest, dont Port-Républicain, l’ancien Port-au-Prince. Sonthonax n’a d’autre alternative que d’en appeler à Toussaint Louverture et à ses soldats pour maintenir un semblant d’ordre. En récompense de quoi l’ancien esclave de Bréda est promu général de brigade, le premier Noir à porter ce grade dans l’armée française. En apparence, il joue le jeu et aide la république à lutter contre les revendications autonomistes des colons et des mulâtres. Mais derrière ses protestations de loyauté, il ne poursuit dorénavant qu’un but : libérer son peuple de la servitude et lui donner les pouvoirs qui appartenaient jusqu’alors aux Blancs. En mai 1797, Sonthonax, dont il est le dernier soutien, le nomme commandant en chef de l’île. Cet émissaire du Directoire incarne les dilemmes de la République française confrontée à la problématique coloniale : la conciliation des enjeux économiques et des principes moraux, du particularisme local et de l’universalisme révolutionnaire, du réalisme pragmatique et de l’idéalisme angélique. 
Fin politique, Toussaint Louverture a compris que le rapport de force joue en faveur des Noirs. Ayant écarté ses principaux rivaux, il nomme aux postes-clés de l’armée noire d’anciens esclaves qu’il s’attache en leur attribuant généreusement les plantations confisquées aux colons. Tout en affichant une soumission de façade vis-à-vis de la métropole, il négocie en secret des accords commerciaux avec les Anglais et les Américains. Et il contraint Sonthonax, qui n’a plus aucune autorité, à quitter l’île. 
Avec le départ de l’avocat jacobin, le pouvoir échappe définitivement aux Blancs. Son remplaçant, le général d’Hédouville, débarque en mars 1798 à Saint-Domingue avec 150 soldats, une troupe dérisoire face aux milliers d’hommes de l’armée noire. Toussaint Louverture, à la fois pyromane et pompier, provoque en sous-main des soulèvements qu’il réprime dans le sang à seule fin de faire étalage de sa force. Hédouville, conscient de son impuissance, reprend le bateau pour la métropole au bout de six mois. Après avoir maté les dernières troupes mulâtres qui lui résistent dans le Sud, Toussaint Louverture, en 1800, devient le seul maître de l’île. Vivant comme un satrape, entouré d’un faste et d’une étiquette copiés sur ceux de l’Ancien régime, et protégé par une garde nationale qui lui est toute dévouée, l’ancien esclave se conduit en chef d’Etat et ne cache plus son ambition : faire de Saint-Domingue une colonie noire et autonome. 
Le programme économique du Spartacus antillais est, paradoxalement, très réactionnaire. Pour relancer une agriculture en ruine – de 1788 à 1800, la production annuelle de sucre brut s’est effondrée, passant de 93 à 18 millions de livres –, il s’appuie sur les colons blancs restés sur l’île et rappelle les émigrés qui avaient fui la Révolution. Quant aux Noirs des plantations, leurs craintes se voient confirmées : il leur impose les «règlements de culture», un travail forcé à peine déguisé, sorte de «caporalisme agraire», ainsi que l’écrit l’historien Jacques de Cauna, qu’ils ressentent comme une forme de rétablissement de l’esclavage. 
Passant outre les mises en garde de Paris, Toussaint Louverture envahit, en mars 1801, la partie espagnole de l’île. Bonaparte, Premier Consul depuis le coup d’Etat du 19 brumaire (9 novembre 1799), qui vient de signer la paix avec l’Espagne, apprécie peu cette initiative. Quelques mois plus tard, le commandant en chef de l’île franchit un pas supplémentaire dans l’insubordination : il envoie à Bonaparte un projet de Constitution, «au nom de la colonie française de Saint-Domingue», aux accents ouvertement autonomistes, qui fait de lui le gouverneur à vie de l’île, avec le droit de nommer son successeur. Le Premier Consul, qui a plus que jamais besoin de Saint-Domingue pour des raisons économiques (relancer le commerce) et stratégiques (contrer l’influence des Anglais dans la mer des Caraïbes), réagit en envoyant un corps expéditionnaire de 20 000 hommes commandés par son beau-frère, le général Leclerc. 

La politique de la terre brûlée

A l’approche de la flotte française, en janvier 1802, les troupes de Toussaint Louverture pratiquent la politique de la terre brûlée. Les principaux ports sont incendiés. A nouveau, des Blancs sont massacrés. En trois mois, leurs pertes sont considérables : «5 000 morts dans les combats et 5 000 malades dans les hôpitaux», rapporte Jacques de Cauna. Mais en dépit de ses 30 000 soldats, le général noir, dépassé par la puissance de l’armée française et abandonné par ses principaux lieutenants, doit se soumettre. Il est arrêté le 7 juin. Dépouillé de son uniforme, celui qui exaspérait Bonaparte en commençant ses courriers par la formule «Du Premier des Noirs au Premier des Blancs» est embarqué sur un navire, Le Héros, à destination de Brest. «En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines, car elles sont profondes et nombreuses », aurait-il déclaré en quittant l’île. En dépit de ses demandes répétées, il ne rencontrera jamais le «Premier des Blancs». Toussaint Louverture, le «Napoléon noir», mourra le 7 avril 1803 dans le sinistre et glacial fort de Joux, au cœur du Jura, où Bonaparte l’a fait enfermer sans procès. 

Bonaparte rétablit l'esclavage

A la nouvelle du rétablissement de l’esclavage décrété par Bonaparte le 20 mai 1802, les Noirs de Saint-Domingue se liguent à nouveau contre le corps expéditionnaire. Les combats sont féroces, les massacres, de part et d’autre, impitoyables. Les troupes républicaines sont décimées par la fièvre jaune qui emporte leur chef, le général Leclerc. Son successeur, le général de Rochambeau, ne parvient pas, en dépit d’un renfort de 10 000 hommes, à inverser le cours de l’Histoire. Assiégés dans le fort de Vertières par l’armée de Dessalines, les Français sont contraints de capituler. Le bilan est terrible. Au total, la révolution de Saint-Domingue a coûté la vie à des dizaines de milliers de métropolitains, soldats, colons et fonctionnaires, et à plus de 200 000 Noirs et mulâtres. Le 1er janvier 1804, huit mois après la mort de Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines proclame la république et l’indépendance de la colonie qu’il baptise Haïti, du nom que lui avaient donné ses premiers habitants amérindiens. Il mourra assassiné l’année suivante, alors qu’il s’était fait proclamer empereur sous le nom de Jacques Ier. 
En 1816, Napoléon, prisonnier des Anglais, reconnaîtra son erreur à propos de Saint-Domingue et déplorera avoir cédé «aux criailleries des colons». «C’était une grande faute que de vouloir la soumettre par la force : je devais me contenter de la gouverner par Toussaint», confiera-t-il à Emmanuel de Las Cases, l’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène
Un siècle et demi plus tard, l’homme politique et écrivain martiniquais Aimé Césaire, dans son livre Toussaint Louverture, la Révolution française et le problème colonial (éd. Présence africaine, 2000), rend hommage au père fondateur de cette première république noire du monde : «On lui avait légué des bandes, il en avait fait une armée. On lui avait laissé une jacquerie. Il en avait fait une révolution ; une population, il en avait fait un peuple. Une colonie, il en avait fait un Etat ; mieux, une nation.»

source: https://www.geo.fr/ 

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